Dans un petit appartement sombre au fond d'une impasse parisienne, un homme s'éveille amputé d'une partie de ses souvenirs. Pire, il a l'impression qu'un autre occupe son appartement quand il dort, un prêtre apparemment, lui qui n'aime guère cette engeance. Pour remettre un rien d'ordre dans son esprit quelque peu égaré, il décide de transcrire ses souvenirs depuis l'enfance. Une solution soufflée par un certain docteur Froïde avec qui il se souvient avoir partagé quelques repas malgré sa répugnance pour cette sorte de gens. Quand il s'endort c'est l'Autre, le prêtre, qui prend la relève et complète les parties de son passé qu'il semble avoir occulté. Le résultat est un étrange parcours de vie à quatre mains. Un parcours saugrenu et mouvementé, vécu sous le signe de la haine et de la falsification, de l'escroquerie et de la tromperie, de l'espionnage à la petite semaine, des trahisons en tous genres et autres coups tordus, tous sélectionnés strictement en fonction de ses intérêts personnels - sans doute le seul principe que cet homme d'un cynisme absolu ait jamais respecté. Mais le grand oeuvre de sa vie que le lecteur découvre peu à peu, c'est un faux document qu'il mitonne longuement et qui va réaliser à terme, ses aspirations les plus noires...
Dans ce roman, Umberto voulait, je cite, "démonter (démontrer ?) les mécanismes de la haine" et mettre en scène "le personnage le plus cynique et le plus exécrable de toute la littérature" et en ce qui me concerne il y a réussi de main de maître. Sur le modèle d'un de ces romans feuilletons si en vogue à l'époque, le - à moins que ce ne soient les - narrateurs nous entraînent à travers l'histoire du XIXe siècle des expéditions de Garibaldi, à la Commune en passant par le Second Empire et nous convie de falsifications en mystifications à assister à la construction des monuments de haine qui allaient atteindre leur apogée au XXe siècle (du moins espérons que c'en était l'apogée). Misanthrope absolu, détestant français et italien avec équité (ses deux ascendances), méprisant les allemands et les autrichiens, haïssant les femmes qui le dégoûtent, les jésuites qui l'ont élevé, les francs-maçons à moitié juifs à moitié jésuites, les homosexuels dieu sait pourquoi et les juifs bien sûr par héritage grand paternel, sans parler des autres qui ne valent pas grand chose, Simonini est une sorte de symbole du chaos, ne croyant en rien si ce n'est la haine de l'humain, n'aimant rien si ce n'est la table, semant la violence sans y porter la main sauf nécessité. Fourbe, matois, intelligent et relativement instruit aussi, indispensable dans son métier de faussaire, il sait ce qui marche et ne se fait pas défaut d'inventer les mises en scène les plus abracadabrantes pour faire rêver le crédule, incorporant à ses manifestes, escroqueries et inventions un matériel sans cesse réutilisé et à peine remanié qu'il puise autant dans les romans d'aventures et les feuilletons qu'aux racines même des peurs inconscientes - satanisme, messe noire, rituels ésotériques mystérieux et le diable sait quoi encore. Partant du principe que même exagérée jusqu'à l'outrance, la médisance ne peut que laisser des traces et que les gens ne sont jamais plus prêts à vous croire que lorsque vous leur racontez ce qu'ils pensent déjà savoir...
Entraîné par le rythme plutôt allègre des aventures de ce cynique, on se prend à sourire de ses inventions rocambolesques tout en grimaçant à l'idée de l'horreur absolue qui se profile dans son ombre. Je n'en dirais pas plus car j'ai apprécié, une fois n'est pas coutume, de découvrir petit à petit où m'emmenait l'auteur, sans doute justement parce qu'il n'y a pas de suspens. A mesure que l'histoire avance, on retient son souffle car nous savons, nous, comme l'auteur que c'est bien une chose de ce genre qui s'est produite et ce qui en résulté. J'ai cru comprendre qu'il y avait eu polémique à propos des intentions de l'auteur, pourtant son propos est clair : le diable, quel qu'il soit, profitant des faiblesses humaines (peur de la différence, crédulité, avidité, goût du pouvoir...) a orchestré le chaos en utilisant l'intoxication à la haine ordinaire. Un bon avertissement car il y a des choses qui ne doivent être ni oubliées ni reproduites. Grandiose !
Le cimetière de Prague - Umberto Eco - 2010 - admirablement traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano - Grasset
Une lecture commune avec Isil (mon indispensable partenaire ès lecture commune pas vraiment commune mais presque ou disons à peu près) et Efelle
PS : Je précise pour ceux auxquels le maestro (Tino pour Isil et moi) ferait un peu peur, que ce roman est tout aussi accessible que Le nom de la rose (que j'ai personnellement lu un nombre incalculable de fois) et même plus car il n'y a pas de passages en latin (que de toutes façons on peut passer en vertu du droit du lecteur à sauter les passages écrits dans une langue qu'il ne comprend pas - d'ailleurs cela ne nuit en rien à la compréhension de l'intrigue !)
PPS : "Tous les personnages de ce livres sont réels, nous dit l'auteur, sauf le narrateur lui-même." Forcément c'est le diable (où selon une formulation plus à mon goût, un avatar du côté obscur).
PPPS : J'aime Umberto !
PPPPS : Merci à Anne-Laure qui me l'a offert pour mon anniversaire : il était aussi bien voire encore mieux que ce que j'espérais !