A Cranford, la bonne société est entièrement composée de quelques femmes vieillissantes, veuves ou demoiselles, fort occupées à tenir leur rang tout en dissimulant une pauvreté parfois cuisante sous une élégante frugalité et le refus de toute vulgarité ostentatoire. Les économies de bouts de chandelles font donc littéralement l'ordinaire de cette micro-société ou le moindre événement, une nouvelle coiffe, une visite, donne matière à interminables commentaires. La jeune Mary Smith, une citadine, rend régulièrement visite aux demoiselles Jenkins, l'altière Deborah et la douce Matty, et exerce ses talents d'observatrice du genre humain sur les mille petits riens du quotidien de Cranford...
Comme Lady Ludlow et contrairement à Nord et Sud, Cranford est une chronique plutôt qu'un roman, une suite d'anecdotes et de menus événements qui donnent une idée assez précise de ce que pouvait être la vie de la gentry anglaise d'un village de campagne dans la première moitié du XIXe siècle, et en particulier des femmes seules de cette classe. La satire, quoique moins mordante que celle d'une Austen, n'est jamais loin sous les rapiéçages et subterfuges dont usent ces femmes, pour la plupart assez ignorantes mais pénétrées de l'importance de leur position. Or le changement rode, le chemin de fer, la montée de nouvelles classes, le brassage social qui en résulte, les romans d'un nouveau venu nommé Dickens (petit clin d'oeil à l'éditeur de la dame), le développement d'une ville industrielle des environs qui pourrait bien être Manchester... Ces dames, confites dans le souvenir d'autres temps, doivent apprendre à composer entre les traditions qui fondent leur existence et une réalité parfois bien difficile à comprendre pour elles. Gaskell brosse ici une très savoureuse galerie de portraits pleins d'humour, de tendresse et de dérision sans jamais tourner ses personnages en ridicule quelque soient leurs travers, assez variés au reste et dont la narratrice n'est nullement exempte. Alors sans doute manque-t-il un fil conducteur un peu plus consistant mais, étant prévenue, je ne l'ai pas cherché et il ne m'a guère manqué. Et ce côté peut être un peu décousu est plus que largement compensé à mes yeux par l'écriture lumineuse de l'auteure. Une très belle lecture donc, qui ne fait que confirmer mon admiration pour Elizabeth Gaskell. Délicieusement anglais !
Cranford - Elisabeth Gaskell - 1851 - traduit de l'anglais par Béatrice Vierne - L'Herne - 2009
Les avis de Fashion, Isil, Chiffonette, Karine
Encore une jolie lecture dans le cadre du mois anglais de Cryssilda, Lou et Titine
De la même auteure dans ces pages :