Il ne se passe rien dans ces romans dit-on ! C'est sans doute vrai, mais comment expliquer alors qu'ils soient si passionnants ? De page en page, je dévore les conversations, réflexions, émois d'une petite foule de personnages qui s'ils m'étaient inconnus hier, sont aujourd'hui quasiment des intimes.
Elinor aime Edward, Marianne aime Willoughby, c'est simple comme bonjour et si compliqué. Elinor est la raison même, Marianne laisse s'exprimer toute la force de sa passion. A partir de là, l'auteure nous brode une fable à sa façon, réjouissante de cruauté, étonnante de drôlerie et de modernité.
Dire qu'ils sont drôles ne rend pas justice à certains dialogues, voire certains débats intérieurs qui frôlent le burlesque. Voir Dashwood s'emmitoufler savamment de bons sentiments et de creuses réflexions et en tirer triomphalement toutes justifications pour laisser ses soeurs sans ressources alors qu'il avait juré de prendre soins d'elles est une merveille... et il est sincère le bougre... sincèrement ridicule de pingrerie !
Ces personnages dont les motivations et les contraintes semblent si éxotiques, nous sont finalement très proches par leurs aspirations qu'elles soient romanesque ou plus prosaïques. Car si l'argent joue un grand rôle dans la vie des marionnettes austeniennes, est-ce donc si différent aujourd'hui ? La forme change, mais le fond...
Quant aux femmes, centrales dans ce roman où les hommes sont bien peu avantagés, elles sont matériellement terriblement dépendantes, elles peuvent être sottes ou carrément bêtes, communes ou même vulgaires, intrigantes et intéressées, charmantes ou loyales, en tout cas ce ne sont pas de faibles femmes... Bien loin de bluettes victoriennes qui les décrivent comme de délicats bibelots à tenir sous globe, les femmes d'Austen montrent une étonnante indépendance d'esprit et une capacité certaine à tirer partie de tout, serait-ce de leur bêtise, pour obtenir ce qu'elles veulent.
Et la morale de l'histoire ? Certes elle est bien présente mais pas si convenue qu'on pourrait le croire car si les choses tendent souvent à s'arranger pour les honorables héros, les égoïstes intrigants s'en tirent bien aussi... Alors peinture de moeurs mordante, comédie sentimentale pour midinettes romantiques ou fine analyse psychologique délicieusement comique ? les trois et plus ! Sublime !
Raison et sentiments - Sense and Sensibility - Jane Austen - 1811 - traduit de l'anglais par Jean Privat - 10/18